13 févr. 2014

Des nouvelles du Citron... (3)

dessin : Karine Marco
 

Un Citron pressé de dire
par Anne-Marie Beeckman

  

Peu de poésies me font passer aussi vite de l’exclamation, de la joie, à la nécessité exubérante de tracer des mots pour continuer l’explosion. À vrai dire, je bondis quelquefois sur le téléphone mais là, il y avait
ici la sonnerie
avertissant
de sa dissolution
en sonnerie
 
C’est une bouffée de bonheur qui me précipite sur des feuilles à la lecture du Citron métabolique de Laurent Albarracin. En effet, première page, première ligne :
il y aurait un ici
qui serait
un peut-être
arrivé
 
Nous y sommes ! Ici, maintenant, un citron se démène, se tortille, se trémousse. Le désir de l’auteur de réduire les choses à ce qu’elles sont se trouve aux prises avec l’exubérance incontrôlée des choses. Avec leurs accointances au monde. Monde qui est un, nous ne le répèterons jamais assez, dans ses ramifications infinies qui, toujours, se recourbent. Il semble que même les astronomes nous donnent raison, surtout les astronomes : le monde est une sphère avec des confins. Nous avons raison de le tenir dans nos mains. 

Dans la poésie de Laurent Albarracin, le citron est en lui-même le mythe du citron. Et ainsi pour toute chose devant ses yeux. Poésie mythique plus que mystique. Méditation forcenée, pourrait-on dire. Qui voit le citron laisser tomber son jus pour toute transcendance. Comme une pluie avec des gouttes en biais. Laurent Albarracin voit un ici droit dans son biais. Un ici si prégnant que ce pourrait être un ailleurs qui insiste.

Dans cette poésie, la théorie se surpasse, s’exacerbe :
un là-bas
comme passé
dans le sur-là-bas
de son ici
 
Volume après volume, Laurent écrit le vrai livre du ça. Riche célébration qui nous rend de plus en plus riche. Le citron est délicieusement citron. Il n’y a pas plus pressant, tout-à-coup, de goûter encore ce qui vous froisse la langue, cet aigu du sens qui vous la rend pointue. Si nous voyions comme cet auteur,
le beurre du beurre
emplirait nos lampes
 
Laurent Albarracin était déjà, tout petit, un éternel vieux sage. Que l’on croit un peu ailleurs, que l’on croit un peu ivre. Que l’on pourrait accuser de paresse parce qu’il ne fera pas le mouvement de déplacer un citron incongru. Il a raison : on peut tout arrimer au citron. On pourrait, tout aussi bien, arrimer à la tomate. Tirez la corde, vous aurez le collier infini de toutes choses au monde et vous l’aurez ici. 

Il faudrait un art tout à fait magique pour peindre les pupilles de Laurent Albarracin et ce qu’elles engrangent, leur acuité acquiescante Je dirais qu’elles font leur miel de tout si le miel n’était pas cette substance collante et désagréable un peu. Non, un vin adorable et vif frétille de leur tonneau en perce. D’ailleurs, suivrions-nous cette poésie en tout que tout serait d’un autre tonneau. 

Il y aurait
des télescopages
sous le manteau
 

Sous le manteau, en effet, se font les choses les plus excitantes. Sous le manteau de Laurent Albarracin, les choses font l’amour, ou bien s’adonnent à l’onanisme ! Se fructifiant d’elles-mêmes. Stade morula hypertrophique qu’est la mûre de toute vision mûrie.
 
Le sein serait
le plein panier
du sein
avec son téton
pour unique
cerise
 
Et moi, en prise avec tout cet advenu, ne mesure que maintenant qu’il y a le nuage du conditionnel dans tout le poème. Mais le nuage y serait
un instrument
de précision
 
Nuage, vieux comme le monde. Elle vient pourtant cette détresse : leur « civilisation » n'a-t-elle pas déjà attenté aux nuages ? Non, tant que les mots des poètes seront des idéogrammes, tant que l'oeuf et la poule seront concomitants, tant que ça viendrait
par l'hypothèse
que ça vienne
 
Bien sûr, nous voulons aussi avoir sur le bout de la langue ce qui n'est pas venu, et, au coeur, le poignard de ce qui ne viendra plus.
  
Anne-Marie Beeckman

Article paru dans le n°12 (janvier 2014) de L'Impromptu, une publication régulière de la Collection de l'Umbo.


Le Citron métabolique de Laurent Albarracin (Le Grand Os, 2013)